Chapitre xxv
(3)

En continuant ma promenade dans la ville bombardée, je rencontre deux enceintes de remparts, durs comme du fer et capables de résister à une grosse artillerie. Les Arabes avaient raison de mettre leur confiance dans ces fortifications incroyables ; il faut les avoir vues pour comprendre tout ce que 1 200 Arabes fanatiques ont pu en tirer.

Dans le palais du gouverneur, situé au sommet de la ville arabe, je trouve le commandant Gardarein du 93e de ligne. Ce palais est une petite merveille de décoration orientale, et le commandant est loin de se plaindre du quartier général qui lui est échu en partage. En redescendant vers la mosquée, toujours à travers les maisons écroulées, j’assiste sous un vieux porche, au conseil des notables, présidé par un lieutenant colonel, entouré de trente officiers.

Les notables ont obtenu l’aman et ont traité sur l’Alma avec Djellouli, le gouverneur beylical, qu’ils avaient expulsé. Il a été entendu qu’avant toute discussion, ils s’en iraient aux quatre coins de la ville, par deux ou trois, criant à leur coreligionnaires qu’il y avait trêve et qu’ils pouvaient sortir des caves sans danger pour leur vie.

Il faut dire qu’un avis semblable, lu par les interprètes, n’avait produit aucun effet. Les officiers donnent à chaque notable une garde de quatre hommes, et voilà nos gens partis, criant en arabe et invitant leur compatriotes à sortir de terre. Aussitôt, par dix et par quinze, les Arabes se dénichent. Plus d’un jeune troupier demeure stupéfait, et songe au nombre incalculable de coups de fusil qui pouvaient encore sortir des caves ! Tout ce monde avait passé quatre jours sans manger ni boire, ce qui n’est pas excessif pour un Arabe qui fait la guerre sainte. Mais ils ne s’en jetaient pas moins avec avidité sur les tasses d’eau que les soldats leur apportaient. Nos lignards sont ainsi faits : après avoir fusillé avec rage pendant la lutte, ils s’empressent autour des blessés qui sortent de leur repaire sur la foi des traités.

Il est probable que le général Logerot viendra à Sfax prochainement, pour se rendre compte de la situation et décider certaines mesures d’occupation. Aujourd’hui les troupes vont occuper la ligne d’enceinte de la ville. On va faire éclater les canons dont les insurgés se servaient. On va raser les murailles, trop élevées, et on va attendre que les Sfaxiens viennent relever leurs maisons, si tel est leur bon plaisir. D’indemnités, il n’en sera accordé qu’à la condition de les prendre aux Arabes ; aussi la contribution de guerre qui sera imposée sera-t-elle probablement considérable. Avec l’argent, on compensera les pertes que le bombardement et les autres faits de guerre auront fait subir aux Européens.

Un seul navire de guerre étranger assistait à la prise de Sfax, le Monarch, frégate anglaise. Le commandant a été correct, en apparence, après avoir, sur l’invitation habile de son gouvernement, proposé tout d’abord son concours belliqueux, concours qui fut décliné.

Le commandant du Monarch envoya, pendant l’action des escadres, douze barriques d’eau fraîche à nos hommes, ses médecins et ses ambulanciers avec le pavillon blanc à croix rouge de la convention de Genève. Il félicita, après l’action, les officiers français de son grade.

Pendant ma visite à Sfax, j’ai rencontré ses marins, qui se promenaient dans la ville. Sous prétexte d’ambulance, ils … observent philanthropiquement ce qui se passe.

En ce moment, la population musulmane commence à revenir ; elle se défie toujours un peu mais cela passera. Les Arabes insurgés sont toujours réfugiés dans les jardins de Sfax qui ont six lieues d’étendue. Il faudrait une armée pour les traquer, mais il est probable que le terrible châtiment que les Sfaxiens ont subi pacifiera cette contrée.

La cause de la révolte a été positivement le traité du Bardo, que les Arabes refusent de reconnaître à aucun prix.

On se figure sans doute en France que Sfax est une petite ville, un bourg fortifié, quelque village arabe perdu sur la côte sud de la Tunisie.

Or il faut savoir que Sfax était, après Tunis la ville la plus importante de toute la Régence. Rivalisant avec Tripoli pour le commerce des huiles, des alfas, des plumes d’autruche, des fruits et des froments, Sfax venant avant Sousse, avant Monastir et avant Mehdia, ces trois ports d’exportation de la Tunisie, aussi inconnus des Parisiens qu’ils sont fréquentés des trafiquants méditerranéens, Grecs, Maltais, Algériens et autres comme nous l’avons vu plus haut.

Quinze mille habitants aisés demeuraient à Sfax. Aujourd’hui, ils commencent à revenir. Le colonel Jamais les a autorisés à rentrer en ville, mais à condition d’être accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants : les célibataires sont soigneusement écartés ; un conseil d’examen préside à ce triage et siège en permanence sur la place.

Il y a eu ce matin un petit marché aux portes de la ville. On y a vendu aux troupes et à l’escadre du raisin et des volailles ; c’est le commencement de la détente.

Un ordre du colonel Jamais a prescrit hier la mise en accusation, devant le conseil de guerre, de tout soldat qui soustrairait un objet des maisons aujourd’hui rouvertes.

Le vieux gouverneur de la ville est toujours réfugié à bord de l’Alma ; il rentrera en ville demain, quand une centaine de familles seront réintégrées. Celles qui sont déjà revenues sont remises en possession de leurs maisons, ou du moins ce qu'il en reste : elles font en partie la " popotte " avec les troupiers, car il ne leur reste en général pas une fourchette ni une tasse. Tout a sauté en l’air ou s’est fondu dans le feu.

Cette nuit, entre minuit et une heure, il y a eu une alerte : cent cavaliers de la plaine environ sont venus attaquer les chameaux d’un groupe de Sfaxiens, campés à proximité de la ville et prêts à rentrer chez eux au petit jour. Ces arabes vont sans doute sur Gabès et ont besoin de moyen de transport ; ils ont vigoureusement attaqué les Sfaxiens qui, tous armés, se sont défendus. Nos grand’gardes ont été à leur tour attaquées par les cavaliers que les Sfaxiens avaient repoussés, et des feux de salve bien nourris en ont jeté bon nombre à terre.

Ces alertes nocturnes ne discontinuent pas ; elles entretiennent l’inquiétude du soldat, car, chaque nuit, on entend des cops de fusil autour de la ville. Nos troupes ont construit près des remparts arabes des tranchées en terre et des épaulements, en cas de retour offensif d’Ali-ben-Kalifa, le grand meneur de toute l’affaire de Sfax, avec Ali-Chériff, l’ancien commandant de la place.

Ces deux messieurs n’ont pu être fusillés ; ils sont à 40 kilomètres de Sfax où ils consultent évidemment les Arabes de la plaine. Ali-Chériff est un ancien artilleur du Bey ; on disait à Tunis qu’il avait été à l’École polytechnique ! Ce n’était qu’un modeste artilleur arabe ignorant comme une carpe, mais très chatouilleux de l’indépendance des Tunisiens.

A Sfax, il était commandant de place et comme tel, préposé à la manœuvre des vieux canons que j’ai décrits, quand le gouverneur lui signifia le traité du Bardo. Il refusa d’abord d’y croire, puis il organisa la révolte méthodiquement et patiemment.

La ville de Sfax a d’autant mieux mérité son châtiment exemplaire qu’elle a bien étudié son affaire avant de s’y lancer.

On a trouvé plusieurs fusils Martini déchargés dans les rues, et un fusil Gras. Un capitaine du 93e fouillait une maison, un Arabe saute sur lui et, en français lui crie : " qu’est-ce que tu veux toi capitaine ? " L’officier répond : " tu es turco ? " " oui, je suis turco ! " crie le déserteur et aussitôt il est mis au mur et fusillé.